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Je fais dans la vie, dans la mort...


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JE FAIS DANS LA VIE, DANS LA MORT...

JC POL

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[Les dix premières pages...]

 

 

Le commissaire était grimpé sur son bureau.
Il accrochait un ruban attrape-mouches, spirale gluante, marron clair, à la fois sale et translucide, qui se déroulait de la petite cartouche jaune, FENEON écrit en rouge, lorsque l’agent Seuil est entré lui annoncer qu’un type bizarre voulait lui parler.
Seuil trouvait tout le monde bizarre. C‘était un homme très soupçonneux. Sa femme venait de s’en aller avec un maçon italien. Ses collègues savaient, souriaient gentiment dans son dos. Un peu jaune... Madame Seuil, tous la connaissaient, et ressentaient la tristesse inattendue des habitudes tranquilles et désormais perdues.

Le commissaire lui a répondu qu’il n’avait pas que cela à faire. Son Fénéon à accrocher...
Il avait souri en apercevant les rouleaux derrière le comptoir de la droguerie. Il a reposé la bombe insecticide qu’il s’apprêtait à payer.
-- Je les prends tous.
Il continuait de sourire en reprenant sa monnaie… Il lui était inutile de fermer les yeux pour se souvenir… Sa grand-mère, les clins d’œil complices, l’épicerie, les bidons de lait étincelants, alignés contre la devanture de bois peint, verte et jaune, le matin ; l’odeur forte des vrais fromages... Les feuilles de chêne en fer forgé de l’enseigne « Epicerie Baron, beurre, œufs, fromage », œuvre et souvenir d’un grand-père « mythique », maréchal-ferrant, qu’il n’avait pas connu, tyran ménager, mais seul « artiste » de la famille dont le souvenir au fil des ans, oubliait le tyran pour glorifier le génial artisan… Preuve que si l’on est peu de chose, on demeure, quelque temps encore, dans le souvenir de ceux qui restent, ce par quoi, au fond, on dépassait…
L’enseigne, elle était belle, parce qu’on lui avait dit qu’elle l’était ; les gamins, dans ce temps-là n’étaient pas contrariants. L’enseigne, il l’avait récupérée, pour faire plaisir à grand-mère, puis, à sa mort, il l’avait menée à la décharge.
Dans le souvenir de ceux qui restent… ben ! il ne restait plus personne…

Adieu, l’artiste ! « Je les prends tous. »… Le tout et rien des souvenirs niais et doux.

Il est redescendu de son bureau. C’était joli ce ruban qui tournait encore sur lui-même… Lui, en tout cas, trouvait cela très joli pour égayer son bureau vert pale, nu et froid, en attendant qu’on le lui repeigne.
Il a souri en pensant que cela lui donnerait de l’occupation, de faire des pronostics sur les mouches, celles qui se feraient prendre, et puis les autres. C’était vicieux ce piège à mouches. Il aimait bien.

Seuil, près de la porte ne disait rien. Il regardait dans le vague d’un air indifférent comme tout ce qu’il regardait ; Simone s’était barrée, le reste, il s’en moquait.
Quand la première mouche s’est posée sur la cartouche, près de succomber à la curiosité, il s’est retourné enfin.
-- Oui, c’est qui ce mec ?
-- Un type bizarre... Très bizarre.
-- Il veut quoi ?
-- Il veut rien dire... Il veut parler qu’à vous… Je vous dis, il est très bizarre.
-- Dites-lui de repasser demain matin.

L’agent seuil s’est retiré en haussant les épaules, refermant avec précaution la porte. Il y avait déjà deux mouches.

 


 

Le lendemain, le commissaire avait, de très bonne heure, un constat d’adultère. Il trouvait cela marrant. Sauf qu’il fallait se lever tôt. Mais à part ça, il aimait bien.

En apprenant sa mutation, il avait su que commissaire de ville tranquille, cela tournerait vite bidet et compagnie, le job… Paperasse… Grisaille… Même les gars qui écrivent des polars ne viendraient jamais les chercher là, leurs personnages. Il se rendait compte... Il était au purgatoire. Il avait besoin d’attendre. Ici, inutile de prendre des notes, il n’aurait rien à transmettre à la postérité.

 


 

Seuil est entré en hochant la tête.
-- Commissaire… Il est revenu !
-- Qui ça ?
-- Le fada d’hier… Celui qui veut parler qu’à vous.
Il ne se rappelait plus. Puis ça lui est revenu. Il a levé les yeux ; au-dessus le Fénéon se balançait lentement sous le léger courant d’air. Déjà beaucoup de mouches, les pattes qui gigotent encore, les ailes plaquées, confondues dans la glue.
-- Dites à Lapeyre de voir ce qu’il veut.
-- Ca m’étonnerait qu’il accepte… Il répète qu’il veut parler qu’à vous… (Il secouait la tête mécaniquement.) Et c’est vous qui lui avez dit de repasser.
-- Essayez quand même… S’il refuse, dites-lui de revenir en fin de matinée.

Seuil disparu, il s’est redressé sur sa chaise, en pensant qu’il n’avait pas encore pris le temps d’observer les mouches… Se souvenir de ces heures passées étant gamin… La manière que le ruban les attire... comme nous... Il a souri. Les conneries qu’on sait et qu’on ne peut s’empêcher... Toucher. Toucher juste un peu. Allez voir les choses, pour en revenir. Si on peut…
Et puis Lapeyre, ça l’occuperait. C’était un petit jeune ; son premier poste. Lapeyre, il l’enviait un peu. D’être jeune, sans passé, sans expérience, sans rien à gamberger...

 


 

La vie de province le crispait. Les grands arbres, les petits oiseaux, même la mer immense, pas loin, il n’arrivait pas à trouver des raisons d’en faire les décors de sa vie à venir. Et pourtant, il faudrait. Le purgatoire, il savait que ce serait très très long. Il pensa que les conneries, c’est dès tout petit qu’on les prépare... Qu’on a toujours tort d’être bon en classe. Faire son droit, passer des concours... Avoir comme rêve d’enfant de faire flic ou pompier. Il aurait fallu être circonspect, se demander longtemps. Pas se presser.

 


 

Un peu avant 11 heures 30, Seuil est venu encore une fois. Il secouait la tête comme un qui n’en revient pas de ce qui lui arrive.
-- Le fada ! ... Il est encore revenu.
Le commissaire a soupiré dans une moue d’ennui.
-- Bien... Faites-le entrer !

Un petit homme est apparu ; il s’est courbé pour saluer, puis s’est approché à petit pas, timidement. Le commissaire lui a désigné l’une des deux chaises devant le bureau, en pensant malgré lui “Beurk, ce mec... On dirait un italien raté”. Comme un beau mec pas fini. Un de ces habituels paranos venu lui raconter des histoires compliquées, des démêlés inextricables de voisinage, des détails ménagers. Physiquement, exactement cela, un brouillon d’italien sexy. Mais trop petit, trop sombre, trop triste... Le visage trop en pointe, les cheveux trop noirs. Et des chaussures, qui ont failli le faire pouffer, très passées de mode, des chaussures de vicaire.
En le regardant s’asseoir, il a pensé qu’il ressemblait effectivement à un séminariste d’avant-guerre. L’homme a posé sur ses genoux le petit chapeau qu’il tenait à la main, comme pour se débarrasser d’un objet incongru dont il ne savait plus que faire. Le commissaire a soupiré, pensant qu’il valait mieux prendre tout cela en souriant... C’était le fou du village.
-- Vous teniez à me rencontrer... Je vous écoute…
L’homme a enfin levé le visage pour le regarder dans les yeux très furtivement, avant de fixer la règle en acajou sur le bureau, comme pour se raccrocher à quelque chose, ne pas chavirer.
-- Vous êtes bien le commissaire Ledhan ?
-- Oui, je vous écoute.

L’homme a levé les yeux, puis est resté ainsi un certain temps, fixant l’attrape-mouches. Le commissaire a tout de suite compris qu’à lui aussi cela rappelait des souvenirs. Il a levé la tête à son tour.
-- Joli, silencieux, efficace... Et puis ça rappelle plein de choses du temps des culottes courtes, n’est-ce pas ?
-- Savez-vous que c’est parfaitement exact ce que vous dites, Monsieur le commissaire... Il y a une éternité que je n’en avais plus revu.
l avait une voix très douce, ou plutôt très faible. Pas aiguë, au contraire, mais très faible, comme un souffle. Il a poursuivi :
-- Ca s’appelle Caméléon... Ou quelque chose comme ça, je crois… Peut-être à cause de la langue...
Il a levé une nouvelle fois les yeux, pour les baisser aussitôt, reprenant comme pour se justifier :
-- La langue de Caméléon !... Vous savez…
Il a fait le geste de lancer sa main, pour montrer comment ces animaux happent les insectes de leur interminable langue gluante.
-- L’idée est amusante... Ils n’y ont pas pensé. Ca s’appelle Fénéon, tout simplement. Monsieur Fénéon, sans doute, qui a inventé ce piège à mouches... Il y a des gens qui ne savent pas à quoi s’occuper.
-- Oui, c’est ça... Fénéon... Je me rappelle... Caméléon, pourtant, cela aurait mieux convenu.
-- Le monde est mal fait…
-- Oui... C’est vrai aussi.
-- Et vous-même, vous vous appelez ?
-- Je m’appelle Blanc... Comme la couleur... Ou l’absence de couleur... Le blanc est, je crois, la totalité des couleurs... ou leur absence. C’est pareil. Enfin ça sert seulement à nuancer… C’est délicat comme tout... Aérien, c’est.

Le commissaire s’est calé plus confortablement dans son fauteuil. Le fou du village ! Il ne s’était pas trompé. On ne pouvait pas dire que le personnage donnait l’impression d’une grande clarté. Il continuait, toujours les yeux baissés, son étrange digression.
-- Avez-vous remarqué comme les publicitaires parlent du blanc... Les lessives, vous savez, à la télé... Un blanc éclatant... Cela me fait sourire... Pas vous ?… N’importe quoi… Le blanc, c’est rien… Une absence. Un trou... C’est comme quelque chose qui manquerait, qui n’existerait pas…

Le commissaire le regardait. Il ne voyait pas quoi faire d’autre. Il a juste souri, pour l’encourager. L’homme a poursuivi :
-- Cela va vous amuser peut-être… je me prénomme Marc.
Pour la première fois le commissaire a froncé les sourcils, intrigué. Blanc a esquissé un sourire triste, comme une religieuse qui oserait une plaisante litote.
-- Oui... Marc... à cause de la lessive… C’est cela qui aurait pu vous amuser… La lessive… Marc. Saint-Marc… La lessive, le même saint patron que moi... Que moi, qui m’appelle Blanc… C’est... Enfin…
Le commissaire a souri poliment.

Le personnage commençait à l’agacer, tout en l’amusant. Ce sont les yeux qui dépareillaient la cohérence de l’étrange personnage. Changeants, vifs, étrangement fuyants mais paradoxalement rieurs… Très bizarre personnage. Seuil, pour une fois, avait eu raison... un fada.
-- Oui, très amusant.
-- Non, pas très... Mais c’est un nom qui marque. Blanc… Tout petit à l’école, on m’appelait le clown... Le clown Blanc... Les enfants, vous savez, ce n’est pas très gentil… Mon meilleur ami, ils l’appelaient, excusez-moi, “Cul Cousu”…
Le commissaire ne voyait plus où il voulait en venir avec ses coq-à-l’âne. L’autre l’a regardé avec des yeux d’enfant sournoisement sage.
-- « Cul Cousu»… Oui... Il s’appelait Fesselier.
Le commissaire, cette fois, a ri franchement. C’était sûr, ce n’était pas un type très clair dans sa tête. Il a poursuivi :
-- A l’armée, ils m’appelaient “Chocolat”.
-- Tout change…
-- Oui, commissaire.

Ce n’était pas très facile de se faire une opinion sur sa lubie, son idée fixe. Le commissaire échafaudait des hypothèses. Ce n’était pas la première fois qu’il rencontrait ce type de personnage… Probablement un persécuté. Une araignée géante dans la tète ou le pantalon. La folie, c’est toujours la tête en feu, ou la culotte. Il le regardait. Il n’arrivait pas à se faire une idée…
-- Vous vouliez me voir ?
Blanc a hoché la tète en fermant les yeux.
-- Oui… Oui, monsieur le commissaire. Mais maintenant, je ne sais plus si ce que j’avais à vous dire vous intéressera. Vous êtes très différent de ce que j’imaginais… Je me dis à quoi bon ? Pourquoi toujours le besoin de parler ?
-- C’est plus fort que nous. Monsieur Blanc.
L’homme a pris sa respiration, comme si ce qu’il avait à dire devait être interminable.
-- Tout d’abord, commissaire, je dois vous dire que je suis honorablement connu en ville... Je suis professeur à l’Institution Sainte-Anne. Maître P.E.G.C. exactement. Ca veut titre professeur de l’enseignement général des collèges. J’enseigne l’anglais de la 6° à la 3°
-- Et puis ?
-- Et puis, je m’ennuie beaucoup... Je m’ennuie même énormément... Les enfants vous savez... En a-t-on dit des mots admirables, de nobles sentiments sur les enfants... En fait... [Il a fermé les yeux.] Il ne faut pas décourager les gens d’en faire, n’est-ce pas ?… Pauvres petits d’hommes… Déjà tellement nous.

Il conservait les yeux fermés, comme perdu dans ses profondes réflexions.
-- Cela a un rapport avec notre affaire ?... Que je commence à modérément bien percevoir.
Blanc a ouvert les yeux, comme piqué par le sarcasme.
-- Tout à un rapport avec notre affaire... ce que je suis, avec quoi cela n’a-t-il pas de rapport... Et vous-même, commissaire… Nous sommes tous, petits bouchons qui flottent… Et la mer immense…

Le commissaire était partagé entre l’envie d’aller déjeuner, l’envie d’entendre encore ce drôle de personnage, et l’envie de le virer très violemment.
Blanc regardait maintenant une mouche qui sans cesse se posait sur I’extrémité du carton jaune, sans jamais succomber.
-- La curiosité... La curiosité nous attire tous, Monsieur Blanc.
-- C’est vrai, monsieur le commissaire... Elle se fera prendre, comme les autres... La curiosité ! .... Je pense à mes élèves, tous ces gamins qui provoqueront l’attrape-mouches... La vie leur dira un peu ce qu’il faut penser... Comment on devient, tous très ordinaires. Les vilains méchants quotidiens qui les attendent… Nous, on n’a rien à expliquer... Il faut les laisser vivre, et aller voir tout seuls.
-- Bien !

Cette fois, Ledhan avait faim. Et puis l’idée lui est venu que Blanc pouvait être un joyeux luron, un complet plaisantin ayant parié avec des copains de venir oser cet incroyable numéro... Une farce de carabin.
-- Bien, il va être midi. Monsieur Blanc... Si vous me disiez enfin ce que vous êtes venu me révéler ?
-- C’est vrai... Pourquoi ne pas vous le dire ? Il faut toujours aller au bout des choses... Voir ce qui arrivera.

Pour la première fois, il a fixé délibérément ses yeux dans ceux du commissaire.
-- Je suis venu vous dire que je viens de réaliser un crime... absolument parfait.


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