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SCHIZO

JC POL

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[Les dix premières pages...]

" Lorsqu'on ne sait pas la vérité d'une chose, il est bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes. "


 

L'inspecteur Nagari a regardé à terre le corps mutilé, incomplet, dispersé, dont le tronc, tel le cœur d'une étoile diffusait de larges traînées rouges qui joignaient sur la moquette beige les morceaux épars, posés au hasard. Seul un bras, piqué dans une potiche telle une immense fleur rouge, séchée, désignait une intention d'humour. Comme par réflexe, il a cherché une nouvelle fois la tête ; tout le monde avait cherché, on n'avait rien trouvé.

Un cadavre sans tête, c'était chiant. Beaucoup de temps à perdre. Ca ne finirait donc jamais.

Six, déjà... Six cadavres. Aucune tête.

Il a relu une nouvelle fois la lettre qu'il venait de dégager du rouleau de l'imprimante. C'était difficile d'imaginer que l'homme dont le cadavre-tronc gisait là, écrivait ces mots à ce moment précis.
Pas de tête, pas d'âme, ... Un paquet qu'on ramasse.

il a aperçu le commissaire Touzelle qui s 'approchait. Il l'a attendu pour relire à haute voix:

*****************************

Le 12/07

Brigitte, petite sœur chérie.

Qu'est-ce que c'est con, "petite sœur chérie", mais qu'est-ce que c'est vrai.

Mais l'instant est grave, pire que le redoutable "Ton père n'est pas ton père, et ton oncle je n'ose pas dire,...", qui faisait frissonner les abonnées de la "Veillée des Chaumières".

Je vais te raconter une histoire très triste, très noire, celle de mon premier amour. Ecoute bien, petite sœur, comment c'est, la vie.

Décor : un bord de mer, sable blond et mer douce ; le havre de Rothéneuf, crique sympa ; temps insouciant des seize ans, où on essaie d'être malheureux parce que le bonheur est alors une valeur qui désespère. Du soleil presque, ou alors j'enjolive. Premiers baisers. Violons... mais déjà violons "tziganes" ; je n'avais pas des goûts très raffinés. Boby, tu te souviens qui disait "Il n'y pas deux manières de jouer du violon ; ou on joue juste, ou on joue "tzigane", moi, je n'ai pas tellement le choix, je joue "tzigane".

Je reprenais mon souffle, émerveillé. Merde ! Les seins c'était tout mou, mais alors vachement plus que je pensais. J'allais pas dire.

Thérèse, elle s'appelait. Son papa était commandant de super-tanker ; c 'était un détail qui me branchait sévère, j'imaginais les prix qu'il me ferait pour le plein de ma mob.

Thérèse se tourne vers moi, je vois bien qu'elle ne sait pas quoi dire. J'attendais qu'elle parle ; moi aussi, je cherchais sans le montrer, mais je ne voyais pas pourquoi ce serait à moi de dire, le premier, des conneries. Elle sourit ; elle a trouvé :
-- Tu sais que lorsqu'on est mort... les cheveux continuent à pousser.
Merde, ma gueule !
Il ne fallait pas rester sec, elle me trouvait le plus intelligent de la classe ; je te promets, elle m'avait dit. Je réponds
-- C'est normal... C'est l'humidité de la terre... Tu connais pas l'hygromètre à cheveux... C'est pareil, sauf que quand tu es mort, tu ne vois plus la pluie tomber.

Plus rapide que profond penseur. Roméo ; j'avais conscience. Les exquis cadavres, sans savoir encore.

Moi j'avais déjà moins faim ; les câlins morbides ; la zigounette en vrille... Ca me descendait en flamme des perspectives pareilles... Tu ne te vois pas encore baiser que déjà on te voit mort. L'angoisse !

En plus que j'avais un rival, un grand maigre, barbu, une tête de Don Quichotte, qui avait la même mob que moi, avec en plus des fourches télescopiques à l'avant, et pas moi, qui aurait été trop content. Moi, je prétendais que les fourches télescopiques c'était pour les vieux, les pas sportifs, mais que ça lui allait très bien. Il ne m'aimait pas, le cochon !

Fin août, crac ! Le drame, l'indélébile déchirure. Allô maman, très gros bobo ! Les femmes c'est caca !
Dulcinée avec un affreux, et dans une bagnole... la traîtresse. Les femmes, ça n'a pas de cœur et si peu de jugement.
Une bagnole ! Une vraie. Une 403 bleu-marine. Une 403, tu te rends compte, quatre cylindres en ligne, deux litres de cylindrée, au moins... J'avais pas l'air con avec mon 49,9 cm3, même gonflé à bloc... Même avec des fourches partout, à l'avant, à l'arrière... Et puis sur le porte- bagage, mes pinces à vélo... Léger, le gamin Comme un con !

… La donne è mobile
Qual piuma aI vento...
E sempre misero...

Verdi, je ne savais pas encore, les grands ressorts de tous les drames. Loin d'imaginer.

Certains auraient viré, pour bien moins, anarcho-syndico, unisseurs- de-damnés-de-la-terre, fachos tendance sado...

Moi, j'ai pensé seulement, en chialant, les Peugeot... Beurk ! C'est vraiment une caisse de cons.

Triste, je sais... Je n'aurais pas dû à une petite fille, raconter.

Tu pleures, petite sœur. Faut pas.

Je t'embrasse.

Jean-Michel

*****************************

Nagari a fixé le commissaire, quêtant un avis qui n'est pas venu. Il a juste conclu :
-- Taré, ce mec !... Ca veut dire quoi (Il a lu en hachant laborieusement chaque syllabe) :"La donne è mobile, quaI piuma al vento..." ?
Touzelle a souri.
-- Rien... Rigoletto, acte 3, scène 2... Ne vous fatiguez pas, ce n'est pas pour vous
-- C'est pour l'élite ?
Ledhan n'a rien répondu. Nagari a laissé échapper un sourire crispé, en pensant très fort "Connard !".

Nagari n'aimait pas son métier ; il n'aimait pas Touzelle qui aimait trop son métier ; on aime son métier, pensait-il, quand on a oublié d'aimer tout le reste ; la vraie vie. La haine, le mépris, c'est bien que ça n'ait pas à se justifier.

Il se souvenait, son premier contact avec le job, deux ans déjà...

 

L'odeur de javel, comme pour masquer, maquiller celle de tabac froid et d'uniformes sales ; le parquet de bois blanchi par les lavages répétés, comme celui d'une salle de classe des temps anciens ; ça sentait le bureau de poste, le guichet de la Sécu. Premier jour, il fallait qu'il en profite, se gorger d'impressions, avant, par l'habitude, de ne plus sentir rien.
-- Bonjour... Je suis Nagari, le petit nouveau.
Le planton l'a regardé avec un air abruti
-- Le nouveau quoi ?
-- Le nouvel inspecteur...

La veille au soir, il avait fait l'amour comme un goujat ; une sorte de viol triste d'une vague amie de classe, adresse retrouvée au hasard d'un vieux répertoire d'agenda. Trop grande, trop moche, mais là à exister ; un truc contre soi, de la chair qui réchauffe et rassure. Mais surtout pas le froid impersonnel d'une chambre d'hôtel minable. Son prénom il ne se rappelait plus. Il avait dit "chérie", rien que "chérie", et gueulé des mots très crus. Les femmes laides, il savait, pas de pires salopes, qui ont tant de choses comme à s'excuser, "Moi, je n'aime que les connes ! Cà me rassure !". Il aimait bien répéter.

-- Montez voir le commissaire Touzelle... premier, en face.
L'autre agent a souri bêtement par dessus son antique machine à écrire, et, regardant son collègue et Nagari il a ajouté, à mi-voix :"Touzelle, la gonzesse !". Le planton n'a pu s'empêcher de ricaner sans répondre. Nagari est monté.

Touzelle ou un autre, il s'en moquait ; il n'avait pas cherché à savoir. Ce serait Touzelle ; c'était bien ainsi, indifférent.

Il a frappé ; est entré... Fade et commun. Il a immédiatement pensé cela. Touzelle, physiquement était fade et commun. Il aurait pu être receveur des postes ; il a corrigé, il aurait "dû" être receveur des postes.
Taille moyenne, gueule moyenne, un très léger embonpoint, une petite quarantaine ; mais des yeux très clairs, bleus, presque gris. Un bureau trop petit, une seule fenêtre, et une cloison vitrée, peinte à mi-hauteur, le séparant du couloir de l'étage. Tout cela était triste et étroit.
Il a immédiatement remarqué le seul détail incongru un petit réchaud à alcool en métal argenté, retenant une boule de verre dans laquelle chauffait de l'eau qui frissonnait.

Touzelle était debout, fouinant dans une armoire métallique à gauche du bureau. Il a sorti deux bocaux de verre, fermés par des rondelles de liège, et les a posés sur une petite desserte, dans l'angle de la pièce. Il a fixé Nagari, qui était resté dans l'entrée. Il a regardé sa montre sans relever les dix minutes de retard de l'inspecteur.

-- Vous prendrez un thé ?
Nagari n'a pas osé refuser.
-- Je suppose que pour vous, inspecteur, le thé c'est de l'herbe des champs qu'on ajoute à de l'eau très chaude... quelque chose d'humide et de dégoûtant...

Le commissaire a hésité entre les deux bocaux, puis a ouvert le moins rempli, avant d'aller chercher dans l'armoire une théière bleu-pâle.
Il l'a ébouillantée soigneusement.
-- Thé vert, thé noir... À l'image des vies de chacun... Pourriture retenue ou interminable... (Il a relevé la tête pour fixer l'inspecteur qui était resté près de la porte)... Approchez... Nagari... Nagari... Vous êtes d'origine indienne ?
-- Je ne crois pas... ni indienne, ni cow-boy... je suis breton.
Touzelle a souri de la boutade, puis a souri encore de constater que ce n'en était pas une.
-- Nagari... devanâgari... nâgari "de la ville", deva "dieu"... C'est une écriture du sanscrit de type Brahmi... Non ?
-- Je... Je ne sais pas, commissaire.

Le commissaire a versé l'eau chaude, puis s'est penché en tendant l'oreille,.
-- Vous entendez, inspecteur, l'herbe crie... Les esprits se libèrent... L'air breton aussi, je crois, est plein de maléfices... L'ankou a sa faux et l'herbe ses démons... La fontaine de Barenton, continue, sans qu'on sache, à libérer les tempêtes... (Il a regardé l'air inquiet de l'inspecteur, comme si cela n'avait pas d'importance, qu'il écoute ou non).... Le maléfice n'est pas dans le philtre, souvenez-vous, il est dans l'acte manqué... Pauvre Tristan... Derrière la magie, l'âme, seulement l'âme... et les héros... fragiles...

Nagari regardait sans sourire le commissaire. C'allait être très dur, la cohabitation...
Il pensait juste qu'il aimait les connes, mais les cons, il avait peur que non.

 

Nagari a ouvert un tiroir du bureau. Quatre bacs contenaient des doubles de lettres bien rangés, pressés les uns contre les autres par un curseur à ressort. Il a ouvert les deux autres tiroirs ; chacun contenait de la même manière quatre bacs, plus ou moins remplis. L'inspecteur en a retiré une au hasard, puis comme tout à l'heure a commencé à lire à haute voix :

 

" Le 21/06

Brigitte, petite sœur.

Pourquoi tu n'es nulle part faillible, cassable, oubliable ?.../...

Pendant sa lecture, il jetait régulièrement un oeil sur le commissaire, savoir s'il devait continuer ou non. Touzelle l'a laissé terminer.

"... J'aime pas les dimanches...

Je t'embrasse

Jean-Michel "

 

Nagari a regardé le commissaire, se retenant de laisser échapper une nouvelle fois "Taré ce mec !".
Il a tendu la lettre à Touzelle, qui l'a relue. Le commissaire a haussé les épaules.
-- Lettre d'amour...
Nagari a fait une moue. L'amour, c'était une zigounette dans un pilou-pilou et des trucs salaces à gueuler, pas des conneries à écrire.

-- Ca aussi, c'est pour l'élite, commissaire ?
Touzelle n'a pas relevé l'ironie.
-- Oh, non, c'est de la drague de préau de communale.
-- Ah, bon !
-- Mais intéressant quand même... Tout est intéressant. Nagari. Une lettre nous dit mille fois plus qu'un interrogatoire, elle dit presque tout.
-- Elle vous dit quoi, commissaire ?
Touzelle a haussé les épaules.
-- Que cet homme devait être un peu bidon... et sans doute malheureux.

" Tu parles !" a pensé l'inspecteur, tout le monde est bidon ; tout le monde est malheureux... Conneries ! "

-- Nagari, téléphonez pour savoir comment va le concierge.
-- Ca m'étonnerait qu'il soit en forme... Il y a des gars qui ne seront jamais de vrais héros.
Touzelle a regardé l'inspecteur, peu surpris de son cynisme.
-- Ne dites pas de mal. Nagari, c'est grâce à lui que contrairement aux autres victimes, on ne se retrouve pas avec "un sac en Seine"... sans lui, nous aurions encore des morceaux de chair anonyme, retrouvés au petit bonheur... (Il a regardé le corps mutilé)... Mais ce monsieur-là est chez lui, avec un nom, une histoire... Cela devient une affaire banale... du fric, de la haine, de la fesse... Ah, mon petit Nagari, quand aurons-nous l'histoire que nous méritons ?

-- Pour le concierge ?
-- Demandez quand nous pourrons le voir... On vous répondra plusieurs jours... divisez par dix et dites-moi.

Touzelle a demandé à l'un des deux agents d'emporter les douze bacs de lettres.


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